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En Roumanie L’arrivée massive de céréales sème le chaos sur le port de Constanța

Plus de 75 Mt de marchandises ont transité par le port roumain de Constanţa en 2021, dont 27 Mt de céréales roumaines, serbes, bulgares et hongroises. Depuis le début de la guerre, il faut aussi compter avec les grains ukrainiens.

Désormais seule voie pour exporter les grains ukrainiens par la mer, le port de Constanța, en Roumanie, est débordé. Le pays veut doubler la capacité de transit de céréales ukrainiennes dans les mois qui viennent. Files interrompues de camions, conséquences pour les agriculteurs, évolution des prix, accusations de corruption : zoom sur la situation sur place.

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Depuis que la Russie a annoncé sa sortie de l’accord céréalier en Mer noire, qui avait permis depuis le début de la guerre l’exportation de 33 Mt de produits agricoles ukrainiens grâce à un corridor sécurisé, le Danube est désormais la dernière route maritime dont dispose l'Ukraine pour exporter ses céréales, via le port roumain de Constanța.

Les produits agricoles ukrainiens y arrivent par la route, la voie ferrée, le fleuve (via des barges qui remontent le fleuve depuis les ports danubiens d’Ukraine) ou la mer (via des petits navires qui sortent du Danube par les eaux territoriales roumaines).

Ils sont ensuite transbordés sur des vraquiers qui longent les eaux roumaines, bulgares et turques avant d’atteindre le détroit du Bosphore puis d’autres destinations.

Les ports du Danube permettent d’assurer une part non négligeable des exports céréaliers ukrainiens depuis le début de la guerre : 30 % en avril dernier, 50 % en mai et 39 % en juin, selon UkrAgroConsult.

D'après les données officielles du port, l'Ukraine a expédié 8,1 Mt de céréales depuis Constanța sur les sept premiers mois de 2023, un record. Le rythme a ralenti en juillet, quand la Russie a commencé à attaquer les infrastructures portuaires intérieures de l'Ukraine.

Et avec une hausse de 10 % du trafic total et de 25,1 % du trafic céréalier (à 19 Mt) en janvier-juillet par rapport à l’an dernier, le port « se dirige vers un nouveau record en 2023 », commente Florin Vizan, directeur général de CN Administratia Porturilor Maritime SA Constanța.

Des tonnes de céréales ukrainiennes et roumaines, et un seul port

Sur le terrain, cette hausse du trafic liée à l’arrivée massive de grains ukrainiens se traduit par une situation particulièrement chaotique : depuis le début des premières récoltes 2023, le port de Constanța est bloqué par des files d'attente des camions attendant d'être déchargés.

De fait, l’activité portuaire est paralysée par l’arrivée simultanée de gros volumes de céréales roumaines destinées à l’exportation, et de volumes ukrainiens record.

Tandis que la Roumanie exporte 20 à 24 Mt de céréales depuis Constanţa chaque année, auxquels s’ajoutent des volumes serbes, moldaves et hongrois, l’Ukraine apporte un excédent de taille.

Dix opérateurs portuaires disposent de terminaux céréaliers dans le port de Constanţa et peuvent assurer le chargement des navires. Or, « il faut jusqu'à mille camions pour déplacer un grand transporteur maritime de céréales » (contre quarante trains ou cinquante barges), explique, pour Europa Libera, Dan Dolghin, directeur des opérations chez Comvex SA, le plus grand terminal spécialisé dans l'exploitation de matières premières dans la zone de la mer Noire.

Les lignes ferroviaires du port n’étant plus entretenues depuis plusieurs années par les autorités, les céréales ukrainiennes qui arrivent en Roumanie par le train doivent être déchargées dans des camions pour entrer dans le port, camions qui viennent s’ajoutent à ceux des agriculteurs roumains.

Des heures d’attente pour les camions, des coûts pour les transporteurs et les agriculteurs

Les files s’étendent sur des kilomètres, les chauffeurs roumains restent des heures sur la voie d’urgence. La plupart se montrent aujourd’hui résignés, contents s’ils ne font la queue « que neuf heures » et pas plusieurs jours.

« Les Ukrainiens ont de nombreux avantages, a dénoncé l’un d’eux à la télévision publique : ils sautent la ligne et ne font pas la queue ». Un autre, qui attend depuis sept heures, se plaint d'être redirigé vers un autre itinéraire, un chemin de pierre qui risque d’endommager son véhicule : « c’est une blague ! ».

« Vous n'avez aucune idée de quand vous pourrez entrer, quand vous sortirez, quand vous ferez les formalités (…) C'est parce que le port de Constanța n'est pas numérisé. Tout s'accompagne de pertes opérationnelles très élevées pour les transporteurs », a déclaré le président de la Fédération des opérateurs de transport roumains (FORT), Augustin Hagiu, aux médias roumains.

Avant la guerre, les céréaliers roumains qui exportaient leur production fixaient les jours où ils moissonnaient, en accord avec les commerçants et les clients. Le grain était directement chargé dans les camions partant pour le port, puis entraient soit dans le silo, soit sur le navire en partance.

Désormais, le blocage des camions dans le port force les agriculteurs à stocker le grain en attendant de trouver de quoi le transporter vers Constanța, et amène des coûts supplémentaires et des risques : le blé stocké finit par pourrir avant d'être chargé sur les navires ; les cultures plus sensibles, comme le colza, risquent une baisse de production si elles sont laissées plus longtemps au champ.

Quels prix au port de Constanța ?

Tandis que l’Ukraine a pour l’instant moissonné 17,5 Mt à 18 Mt, l’incertitude demeure sur l’ampleur de la récolte 2023, estimée pour l’heure à 26 Mt par une agence d’analyse en tenant compte des territoires occupés (contre 28,3 Mt en moyenne sur les cinq campagnes précédant la guerre, selon les chiffres du Conseil international des céréales).

Cette incertitude a fait grimper de 10 €/t le prix du blé en bourse, atteignant ces jours-ci 210 à 214 €/t pour les marchandises livrées au port de Constanța.

Côté maïs, de gros volumes sont attendus par le département américain de l’agriculture (USDA), dont 387 Mt en Amérique du Nord. La production européenne devrait de son côté diminuer en raison de la sécheresse. Les choses sont différentes pour l'Ukraine, car elle a semé plus de maïs que prévu et la récolte atteindrait 26 Mt (contre environ 34 Mt en moyenne quinquennale). Dans le port de Constanta, le maïs coûte 187-189 €/t pour la nouvelle récolte.

La cotation du colza atteint 410 €/t, l'orge suit aussi la tendance à la hausse, évalué à 178-180 €/t. Les graines de tournesol sont les seules à stagner en raison d'une très faible demande, autour de 430 €/t à Constanța.

« La pression de la récolte entraînera une baisse des prix car l'Ukraine, la Russie, les pays de l'UE ont commencé à récolter et tous ces pays essaieront de vendre des marchandises dans les plus grands volumes possibles sur le marché de l'exportation », prévoit Cezar Gheorghe, analyste et expert du marché international des céréales.

Doubler la capacité mensuelle de transit des céréales ukrainiennes

Les spécialistes pointent depuis l’année dernière les problèmes de logistique sur le port de Constanța, affirmant qu’il n'a pas la capacité nécessaire pour absorber tout le flux de marchandises qui lui parvient, et que les blocages étaient donc inévitables.

L’une des solutions promises par le ministère roumain des transports consiste en la construction d’un parking de 80 ha à l’extérieur du port, pour une capacité de 800 camions. Mais le projet, qui stagne déjà depuis 2015, n’en est actuellement qu’au stade de la rédaction de la documentation.

Autre solution, évoquée par les experts roumains : alterner les jours d’arrivée de grains ukrainiens et ceux des grains roumains sur le port pendant la campagne de récolte, afin de fluidifier le trafic de camions.

La presse ukrainienne souligne aussi la mise en place d’une plateforme de coordination entre l'Ukraine et l’UE, destinée à résoudre les problèmes liés au transit et à l'exportation de produits agricoles, et s’assurant notamment que la Roumanie, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie ou la Bulgarie n’entravent pas le transit de marchandises ukrainiennes.

Début août, le ministre roumain des transports, Sorin Grindeanu, a quant à lui déclaré que la Roumanie se proposait de doubler la capacité mensuelle de transit des céréales ukrainiennes vers Constanța dans les mois à venir, à 4 Mt. Notamment, divers projets d'infrastructures, financés par l'UE, sont pour cela en cours de développement en Roumanie, en Ukraine et en Moldavie.

Propos incriminants sur la Roumanie : The Guardian parle d'un petit « cartel »

Des plans qui ont provoqué de vives réactions dans la presse internationale. Le Guardian évoque ainsi « de graves complications » liées à l’utilisation de la route du Danube pour exporter le grain ukrainien depuis Constanta, rappelant les récentes attaques russes sur les ports de Reni et Izmail et les inquiétudes des équipages, propriétaires et assureurs de navires quant à la sécurité depuis la fin de l’accord céréalier en Mer noire.

Le quotidien britannique souligne des « contraintes liées à la capacité » (étroitesse du fleuve, pénurie de navires et d’équipage, vétusté des barges). Il cite aussi un investisseur européen selon lequel « le crime organisé et la corruption en Roumanie », compliquent les exportations de grain ukrainien : « les remorqueurs et les bateaux-pousseurs sont exploités en Roumanie par un petit cartel, et les entreprises ont du mal à pénétrer le marché ».

« Le port de Constanta pourrait être agrandi assez rapidement » et « des discussions sont en cours entre l’UE et Bucarest », indique-t-il, mais il décrit le processus d'expansion comme « lent et corrompu ».

Pour Cezar Gheorghe, ces « accusations extrêmement graves », largement relayés dans les médias roumains ces derniers jours, traduisent des intérêts commerciaux cachés liés à l’acquisition de certains terminaux du port.

« Les produits ukrainiens sont très bon marché, et si le 15 septembre les restrictions à l'importation sont levées dans les pays limitrophes de l'Ukraine (donc en Roumanie, NDLR), nous disposerons d’un volume important de marchandises très bon marché, rentables pour les entreprises commerciales d'Europe de l’Ouest », explique l’expert.

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